Entretien avec Toshiaki Ishikawa de la centrale syndicale japonaise Zenroren
À l’occasion de la conférence sur la paix, nous avons eu l’honneur de nous entretenir avec M. Shigemitsu Tanaka, survivant de la bombe atomique de Nagasaki, vice-président de l’association Nihon Hidankyo (prix Nobel 2024); ainsi qu’avec M. Toshiaki Ishikawa de la centrale syndicale japonaise Zenroren, pour évoquer la situation sociale et les défis actuels du syndicalisme au japon.
CGT : Quel est le climat social actuellement au Japon ?
M. Ishikawa : Nous avons au Japon un Code qui protège les travailleurs et travailleuses. Mais aujourd’hui le gouvernement et le monde économique veulent détériorer complètement ce Code afin de tenir les travailleur·ses à leur merci. Ils ont constitué une commission avec des experts et discutent pour élaborer de nouveaux textes de cette contre-réforme.
Par exemple, concernant les heures supplémentaires : au delà du temps réglementé, actuellement, pour les grandes entreprises qui ont des succursales réparties dans le pays, syndicat et patronat négocient les conditions de travail au niveau de chaque succursale ou antenne. Or, ils veulent que les négociations se fassent uniquement au niveau du siège pour que les conditions soient les mêmes pour toutes les succursales. Pour chaque succursale il peut y avoir des horaires différents suivant leur situation. Par exemple, le siège à Tokyo ne travaille pas le week-end. Mais peut-être que des usines en province doivent fonctionner le week-end. Il est nécessaire d’avoir des conventions collectives pour chaque succursale, adaptées à sa situation particulière.
Les conventions uniques du siège annuleraient les adaptations acquises au niveau local. Cela impliquerait de ne plus avoir la limitation des heures supplémentaires en fonction de chaque situation spécifique.
CGT : Sur le compte Twitter de la Zenroren, on peut voir des mobilisations dans la fonction publique, ou encore pour dénoncer les profits des grandes entreprises. Globalement, quels sont les derniers mouvements sociaux d’ampleur au Japon, pour quel résultat ?
M. Ishikawa : Ces dernières années, la Zenroren et la Coordination de Shuntô ont revendiqué ensemble « le même Smic partout dans le pays » pour augmenter les salaires minimums des régions défavorisées. Grâce à cela, les Smic les plus faibles ont été revalorisés, ce qui a permis de dépasser les 1 000 yens horaires en moyenne. Mais la différence entre régions existe encore.
D’autre part, nous avons été très combatifs pour le Shuntô* de 2024, et avons obtenu un niveau d’augmentation des salaires aussi important qu’il y a vingt-six ans.
Au Japon, depuis un certain nombre d’années, des mesures induites par la politique néolibérale ont été généralisées pour la fonction publique : externalisation des services, diminution du budget total des fonctionnaires et donc diminution du nombre de fonctionnaires. Concrètement, on embauche des travailleur·ses en CDD d’un an, renouvelable en fin d’année, pour des postes de fonctionnaires. Mais au bout de trois ans, ce poste est ouvert au « recrutement public », c’est-à-dire que malgré leur expérience et leur volonté de passer en statut de fonctionnaire en CDI, les ancien·nes titulaires de CDD pouvaient ne pas être admis·es à l’examen.
Les syndicats du secteur des services publics de la Zenroren ont mené un mouvement important pour alerter l’opinion en réclamant l’abrogation du système de « recrutement public » au bout de trois années ; ce que nous avons finalement pu obtenir.
* bataille du printemps, période de négociation annuelle entre janvier et mars
CGT : Quelle place a la négociation collective dans le système japonais ?
M. Ishikawa : En plus du Code du travail, il y une loi au Japon sur le syndicalisme. Les syndicats sont donc des organisations protégées par la loi. Si l’employeur veut modifier les conditions de travail dans une entreprise où il y a un syndicat, il doit d’abord adresser au syndicat les propositions de changement. Et il ne peut appliquer que les changements qui ont été conclus après négociation. Le syndicat et l’employeur sont considérés à égalité par la loi.
Actuellement nous pouvons négocier avec ces rapports d’égalité. Mais avec cette contre-réforme radicale il y a une tentative du monde économique de rendre ces négociations purement formelles comme si c’était juste une formalité cérémoniale.
CGT : Quelles évolutions du capitalisme japonais peut-on observer sur ces dernières années ?
M. Ishikawa : Autrefois dans les années 1980 il y avait une expression au Japon : « Japan as N° 1 ». De plus en plus d’entreprises partaient s’implanter dans le monde entier. C’était la fin de l’époque de la forte croissance durant laquelle les salaires et les conditions de travail s’étaient beaucoup améliorés. Pendant les trente ans qui l’ont suivie les salaires ont été comprimés et les entreprises ont de plus en plus délocalisé. C’est le cas de Toyota, Honda ou Sony. Beaucoup d’usines à l’intérieur du pays ont été fermées. En fin de compte, les entreprises japonaises sont devenues moins compétitives que celles des autres pays.
Avec le transfert de la technologie « Japan as N° 1 » a été supplanté par d’autres pays comme la Corée du Sud ou la Chine qui étaient derrière nous autrefois. Les entreprises japonaises sont actuellement en difficulté. Et pour s’en sortir, le monde économique au Japon fait comme en France. Non seulement il a infligé aux travailleur·ses encore plus d’heures supplémentaires et un salaire plus bas, mais aussi des contrats précaires, à mi-temps, etc.
Ils essayent de remplacer les travailleur·ses en CDI par celles et ceux qui sont mal payé·es et précaires. C’est un cercle vicieux sans fin. Voilà la situation des entreprises japonaises actuellement.
CGT : Désindustrialisation, contrats précaires, plateformes… comment la Zenroren s’adapte à ces reconfigurations ? Quelles actions spécifiques sont envisagées pour inciter des travailleur·ses isolé·es ou précaires à se syndiquer ?
M. Ishikawa : Actuellement, le gouvernement japonais prépare une contre-réforme du Code du travail qui sera susceptible de fournir une main-d’œuvre docile et malléable pour les employeurs, en précarisant encore plus l’emploi. Pour cette raison la Zenroren s’oppose à cette réforme.
Envers les travailleur·ses précaires comme celles et ceux qui ne bénéficient pas d’un CDI, nous organisons périodiquement des rencontres d’assistance téléphonique, au siège et aux bureaux régionaux de la Zenroren, afin de les consulter sur des questions liées à leurs conditions de travail. Ces derniers temps, nous recevons beaucoup d’appels des travailleur·ses non syndiqué·es, en CDD d’un an renouvelables (situation systématiquement prolongée sans être suivie d’une embauche en CDI). Des cas de licenciements abusifs ou illicites ainsi que de harcèlement au travail sont également nombreux. Nous les incitons évidemment à adhérer au syndicat en leur indiquant les coordonnées des sections les plus proches de leur travail.
Nous essayons également de créer des syndicats pour les travailleur·ses des plateformes et des sous-traitants. L’année dernière nous avons syndiqué des précaires sous-traitant·es qui travaillaient pour le grand réseau de livraison Yamato.
CGT : Quelle image ont les Japonais·es des syndicats ?
M. Ishikawa : Le taux de syndicalisation au Japon incluant d’autres centrales syndicales comme RENGO n’est que de 16 %. La majorité des travailleur·ses ne sont pas syndiqué·es. La raison principale est qu’au Japon, plus de 90 % des entreprises sont des PME. Ces entreprises n’ont pas de syndicat, donc leurs travailleur·ses ne sont pas syndiqué·es.
On a évoqué le libéralisme : le travailleur, même s’il trouve que sa vie est difficile à cause des salaires peu élevés, il voit que ce n’est pas seulement son cas mais que tout le monde connaît des difficultés similaires. Alors il pense que c’est le sort moyen des travailleurs.
On parle de la conscience de classe : au Japon, peu de travailleur·ses sont conscient·es d’appartenir à la classe laborieuse. Parce que les gens n’ont jamais appris cela à l’école. A l’école, jamais on n’enseigne l’existence des travailleur·ses ni celle du syndicat et son rôle dans la société, ni l’histoire du mouvement ouvrier au Japon. Voilà la raison importante de l’absence de conscience de classe au Japon.
CGT : En tant que centrale syndicale, quels objectifs et quels outils mettez-vous en place pour contrer ce phénomène de dépolitisation et développer la conscience de classe des travailleur·ses japonais·es ?
M. Ishikawa : Au Japon, l’année d’exercice comptable débute le 1er avril. Les négociations entre les partenaires sur les salaires et les conditions de travail pour l’année à venir se déroulent donc entre le mois de janvier et la fin mars. On appelle le « Shuntô » (bataille du printemps) l’ensemble du processus des négociations syndicales : la présentation des revendications, les négociations collectives etc.
Pour le Shuntô de 2025, la Zenroren continue à prendre en considération le développement de la conscience de classe des travailleur·ses ; elle préconise, par exemple, des discussions sur les salaires et les conditions de travail entre les travailleur·ses. Ces discussions sont ouvertes aux non-syndiqué·es pour que leurs avis et demandes soient connus et pris en compte. Nous incitons pour cela les syndiqué·es à organiser ces discussions ouvertes à toutes et tous sur leur lieu de travail, avec un mot d’ordre : « Le dialogue et l’apprentissage réciproque sont la culture de la Zenroren »
CGT : Quelle place a la main-d’oeuvre immigrée dans la société japonaise ? Comment Zenroren envisage la question, et organise-t-elle ces travailleur·ses ?
M. Ishikawa : Il faut distinguer parmi les travailleur·ses immigré·es au Japon, la minorité d’emplois qualifiés pour des chercheur·ses, des ingénieur·es ou des intervenant·es dans des secteurs très spécialisés, et les autres travailleur·ses qui, elles et eux, sont embauché·es principalement dans les services (restauration, supérettes ouvertes en continu 24 heures sur 24, etc.) ainsi que dans le BTP. Pour la plupart des cas, on a affaire à des bas salaires dans de mauvaises conditions de travail.
La Zenroren revendique l’amélioration des salaires et des conditions de travail pour tou·tes, y compris pour les travailleur·ses immigré·es. Visant une société de coexistence multi-culturelle, nous demandons aux employeurs de ne pas pratiquer de discrimination envers les travailleur·ses étranger·es, et de corriger leurs manquements lorsque des affaires de discrimination sont avérées.
On ne peut pas dire que la syndicalisation des travailleur·ses immigré·es soit très avancée. Mais au niveau des fédérations départementales ou régionales, la Zenroren apporte son soutien aux étranger·es ayant subi un licenciement abusif ou une discrimination salariale ; et certain·es ont rejoint notre syndicat. Cette question de la syndicalisation des travailleur·ses immigré·es constitue un enjeu important pour l’avenir.
CGT : Dans un contexte d’inflation et de baisse générale des salaires, il y a de plus en plus de travailleur·ses pauvres. Quelles formes prennent la précarité et la pauvreté au Japon ?
M. Ishikawa : Au Japon, un quart des travailleur·ses gagnent moins de 2 millions de yens (environ 12 800 euros) par an. Ce sont des travailleur·ses pauvres.
En 2022, on comptait 4 millions de personnes dont le revenu annuel était inférieur à 1 million de yens (6 398 euros). 6 millions de personnes gagnaient de 1 à 2 millions de yens. Parmi ce total de 10 millions de personnes dont le revenu annuel était de moins de 2 millions de yens, on compte 2,8 millions d’hommes et 7,6 millions de femmes. Donc 2,7 fois plus de femmes. Cela souligne le problème des emplois « destinés aux femmes », qui sont occupés par des précaires non titularisées dont le salaire est très bas.
Pour améliorer cette réalité, la Zenroren revendique la titularisation en CDI des emplois précaires ainsi que l’égalité des salaires et des conditions de travail proposés à ces travailleur·ses.
CGT : Le Japon a connu plusieurs catastrophes climatiques ces dernières années, notamment le séisme dans la péninsule de Noto l’année dernière. Quelle est la position de la Zenroren sur les questions climatiques ? Quel travail est engagé par votre centrale syndicale sur ces questions ?
M. Ishikawa : Le gouvernement japonais répond aux demandes du monde économique et des grandes entreprises pour maintenir le charbon, et contrairement au principe affirmé dans les années suivant la catastrophe de Fukushima qui prônait la sortie du nucléaire, il veut maintenant relancer l’énergie nucléaire. Pour cela, il essaie de maintenir la part des énergies renouvelables à un niveau insuffisant, à rebours de la tendance mondiale du développement d’énergies renouvelables.
La Zenroren revendique la transition énergétique vers 100 % d’énergies renouvelables, et le démantèlement de tous les réacteurs sur le sol japonais. Concrètement, nous participons à « la Coordination nationale pour l’arrêt de l’énergie nucléaire », en y tenant un rôle important, favorable au développement des énergies renouvelables et à la fermeture des centrales nucléaires.
Au niveau international, nous participons au réseau du Trade Union for Energy Democracy au côté de la CGT, de la KCTU (Korean Confederation of Trade Union) etc. Nous sommes solidaires avec les travailleur·ses du monde entier qui luttent pour une gestion démocratique de l’énergie.
CGT : Beaucoup de personnes qui nous lisent n’ont pas de connaissance du monde du travail au Japon. Pouvez-vous revenir rapidement sur les points suivants :
- Quel est le temps de travail moyen d’un·e salarié·e japonais·e en 2024 ?
- Quel est le salaire minimum au Japon ?
- À quel âge les travailleur·ses partent-ils et elles à la retraite ?
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Le temps de travail :
M. Ishikawa : D’après les statistiques du gouvernement japonais, le temps de travail mensuel pour les travailleur·ses en CDI en 2022 est de 162,3 heures : 148,5 heures légales + 13,8 heures supplémentaires. Les heures supplémentaires sont en augmentation de 4,8 % par rapport à l’année précédente.
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Le Smic :
M. Ishikawa : Chaque année, le Smic est fixé par les commissions régionales et la Commission nationale pour déterminer « le montant de référence ». Au Japon le Smic étant défini par chaque département, il est inégalitaire : le plus haut est à Tokyo (1 163 yens), le plus bas à Akita (951 yens), la moyenne étant 1 055 yens par heure (2024-2025). Nous demandons un salaire minimum identique partout dans le pays, et une augmentation à 1 500 yens par heure (9,52 euros) tout de suite.
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La retraite :
Actuellement 3 % des entreprises fixent l’âge de départ à la retraite à 60 ans. Cela reste la référence mais en réalité, dans 22 % des entreprises on a instauré la retraite à 65 ans.
Pour les fonctionnaires, le processus d’allongement de la durée légale de 60 ans à 65 ans est en cours (par étapes). Ce recul résulte de la contre-réforme du gouvernement (en 2000) qui a fixé le début d’attribution des pensions à 65 ans au lieu de 60 ans auparavant.
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